Farewell, I guess. || Ft. Sterling

Il y a de la tragédie dans l'air. Des éclaboussures de flamme et de poussières. Des cendres incandescentes retombent dans un silence des plus assourdissants.

C'était il y a deux semaines.

La pelle s'enfonce dans la terre. Tous les jours, ce même spectacle. Toi. Ta pelle. Et la terre. Tu la lacères, lui arrachant un peu plus de ses entrailles, chaque jour, pour lui rendre ses enfants défunts.

Mère Gaia, embrasse nous de ton énergie régénératrice. Redonne nous un deuxième souffle. Offre nous une deuxième chance à la vie.

Les cercueils sont fermés. Toujours. Tu évites de croiser le regard de la mort: cela te provoque des frissons dans le dos. Tu préfères nettement creuser tes cratères, les remplir, pour ensuite les refermer. Il y a quelque chose de sincèrement cathartique à tout ce processus. L'idée de pouvoir rendre à la terre ce qui lui revient de droit. Appartenir, en quelque sorte, à ce cycle éternel de la Nature, qui reprend d'une main ce qu'elle donne de l'autre. Participer à l'histoire de l'Univers, à ton échelle microscopique. Mais participer quand même.

Le vent glacial te caresse les joues mais tu ne frissonne pas pour autant. Tes veines réchauffent ton corps d'une énergie salvatrice. Ta peau émet de la chaleur avec la constance d'une étoile. Jamais éteinte, ce n'est qu'à ton dernier soupir que tu te refroidiras.

Ta pelle s'abat de nouveau dans la terre. Chaque coup que tu lui fais, tu as l'impression de lui enfoncer le couteau dans la plaie. Si tu ne te savais pas responsable de la panser ensuite, tu regretterais probablement tes actes. En l'état, tu oeuvres sereinement: la Nature est ton domaine. Elle t'appelle ... Comme si tu lui appartenais.

Tu te sens en sécurité, avec elle. Contrairement aux autres humains, avec qui tu peines à communiquer. Lorsqu'ils te regardent, tu as l'impression d'être invisible. Lorsque tu les regardes, tu ne parviens jamais à voir grand chose.

Au loin, des larmes et des sermons. Tu suis la cérémonie d'un oeil distrait. Tu n'es toujours pas habitué au code vestimentaire: du noir, de la tête aux pieds. Par respect pour les familles. Tu préfèrerais mille fois revêtir ton vieux jean troué bien comme il faut.

À force de creuser, tu finis par en perdre ton souffle. Malgré tout, tu continues, avec diligence. Ta pelle s'abat de nouveau. Une parcelle de terre de plus de dérobée à la Nature.

Enfin, la cérémonie se termine. Les proches de la défunte portent le cercueil vers la cavité que tu viens de creuser, avant de le poser au sol. C'est maintenant à votre tour de jouer. Assisté d'un collègue dont le nom t'échappera tant que le tien lui échappera, vous portez le cercueil vers le mécanisme qui lui permettra de descendre au fond de sa tombe. En silence, vous attendez, fixant le container en bois d'une attention presque inquiétante. Une fois le cercueil abaissé au fond de la crevasse, il est temps de le recouvrir de terre. La mère de la décédée jette une poignée de poussière sur l'écorce du couvercle. C'est symbolique. D'autres membres de la famille se prennent au jeu, également.

En silence, tu attends, adossé à un arbre. Au loin, tes yeux croisent ceux d'un homme aux iris hypnotiques. Vos regards se croisent, un instant. Finalement, le cortège funéraire repart. Immédiatement, ton attention se reporte à la motte de terre que tu viens de construire, il y a à peine une heure, et à la pelle qui est solennellement plantée dedans. Saisissant la pelle d'une main, tu commences à remplir le gouffre de la poussière qui y appartenait auparavant.

Cela te prend bien une heure.

Au final, tu éponges la sueur de ton front à l'aide d'un revers de la manche. Ta chemise à carreaux sent le fauve. Il serait grand temps de prendre une douche. Tu t'en soucies peu. Guettant autour de toi à nouveau, tu recherches quelque chose (ou quelqu'un ?) sans trop savoir quoi. Finalement, tu te décides à accélérer la cadence. Tu ranges la pelle dans la cabane à outils, au fond du cimetière, avant de te diriger vers le bureau funéraire. Tu enfonces la clef dans la serrure, puis tu déverrouilles la porte. Te faufilant à l'intérieur du bâtiment, tu ne prends pas le soin de re-verrouiller la porte derrière toi: à l'heure actuel, plus personne ne rode dans les parages. Tu seras rentré bien assez vite.

Saisir la veste accrochée au porte-manteau. Revêtir les gants de cuir que ta mère t'a offert, cinq Noëls plus tôt. Attraper le sac que tu avais posé dans un coin de la salle, distraitement, à la levée de l'aube. Se diriger vers la porte que tu avais laissée déverrouillée.

Toc, toc, toc.

Ta tête se tourne en direction de l'autre porte, celle donnant accès au reste du bâtiment. Elle grince dans un bâillement intrusif, révélant le perturbateur de ton évasion quotidienne. Il s'agit de l'homme. Celui aux iris envoutantes. Vos yeux se croisent, à nouveau.

« Bonjour ? »

« Bonjour. Je peux t'aider? »

Une question innocente, posée sans la moindre ombre d'animosité. Ce serait facile de s'emporter contre lui pour avoir osé s'introduire dans ce bureau pourtant réservé au personnel, mais tu préfères laisser les réprimandes au patron. En ce qui te concerne, ton travail se déroule à l'extérieur. Ta seule fonction, dans ce bureau, c'est de t'y introduire, y attraper tes affaires, et en repartir aussitôt arrivé.

L'inconnu t'adresse de nouveau la parole, te tendant même une tasse en céramique blanche. Tu peines cependant à détourner ton regard du sien. Ses yeux ont quelque chose de particulièrement captivants. Dès que tu t'en décroches, l'impulsion de t'y rattacher se fait immédiate – mais tu y résistes.

« Oh ... C'est gentil, merci, mais il ne fallait pas. »

Tu ne bois pas de café.

« Tu devrais peut être retourner à la cérémonie. Tes proches doivent sans doute te chercher. » Quelque chose en toi t'encourage à éterniser cette entrevue, pour une raison que tu y ignores – mais tu y résistes également.

« As-tu besoin que je t'indique le chemin pour regagner la salle principale ? »

Deux regards qui se soutiennent. Le silence rassurant de ce mausolée aux morts. Le doux ronronnement des mots qui lui échappent bercent l'âme.

Une rafale cogne la porte du fond, qui vibre timidement sous l'impact. Des trainées de fumée s'élancent de la tasse, vraisemblablement brûlante.

Attentivement, tu l'écoutes te parler de cette connaissance qui vient de décéder. Au final, la mort ne t'a jamais vraiment heurté. Un certain fatalisme semble guider tes convictions depuis ton enfance. Cette conviction que la vie n'a aucun sens et que rien ne lui succède a su parfumer les expériences que tu as vécu par le passé.

« Toutes mes condoléances. » Tu te contentes de répondre à ses paroles tout en restant pendu à son regard. De temps à autre, tu regardes par la fenêtre, te perdant entre les pierres tombales et les arbres aux feuilles rougies par l'automne. La fatigue de la journée commence à se faire ressentir. Tu as particulièrement envie de prendre une douche.

« La nourriture est plutôt bonne. » Tu constates, face à sa réflexion sur ce genre de réceptions. Tu as parfois le droit de remporter les restes chez toi, lorsque ton service se termine après une réception et qu'il reste des victuailles non réclamées. « Effectivement, les enterrements ne sont pas les évènements les plus ... agréables. Mais c'est plutôt sympa que tu sois venu. Pour la famille, je veux dire. Ils doivent être reconnaissants. » constates-tu finalement, approuvant les paroles de l'inconnu.

L'inconnu semble vouloir insister au sujet de la tasse de café. « C'est gentil, merci. Ne t'en fais pas, je crois bien que je suis le dernier à partir aujourd'hui. Ce sera notre petit secret. » Tu lui balances un léger sourire complice, signe de ta bonne foi et de ta meilleure volonté.

« Attends, je vais te débarrasser de ça. »

Attraper la tasse pour la reposer sur un coin de bureau. Tu la laveras une fois cet entretien terminé. « Tu sembles être une personne bien altruiste. » constates-tu finalement. « Il n'y en a pas beaucoup, de nos jours. »

Une proximité à travers la distance. La distance révélée par la proximité. Un inconnu et toute sa familiarité. Et toi et ta civilité.

« Promis, je ne te remercierai plus à l'avenir, dans ce cas. » Une promesse effectuée sans animosité, simplement par bonne foi. La culpabilité, quelque peu légère, d'avoir pu contribuer à sa gêne en le remerciant, quelques instants plus tôt, pour sa tendre attention. Te grattant la tête, tu en profites pour ajouter que : « Je m'excuse par ailleurs si je t'ai mis mal à l'aise, plus tôt. Ce n'était vraiment pas mon intention. »

L'odeur épicée du café te chatouille les narines. Tu as beau ne pas en consommer, tu dois bien reconnaître que sa fragrance est particulièrement unique, et un tant soit peu agréable. Elle sent la terre, l'âpre et l'éveil. Difficile d'ignorer ses qualités stimulantes: son parfum en respire.

Face au compliment que tu lui offres, il rétorque en t'en renvoyant un autre. Un léger sourire se perd sur tes lèvres. « Ce n'est qu'une habitude à prendre. C'est facile, après. » Tu n'essaies pas de paraître fier et arrogant. Au contraire, ton humilité cherche à minimiser l'effort que tu appliques à ton travail: à tes yeux, tu ne fais rien de bien louable, en soit. Tu te contentes simplement de gagner ta croute de la seule façon que tu sais le faire. En dégageant la terre.

Finalement, le voilà qui s'approche vers toi. Presque instinctivement, tu as un mouvement brusque de recul. Un éclat du passé. La méfiance de la proximité.

Pardon. Tu as un peu de... Effaré, tu peines à vraiment saisir ce qu'il se passe. ... Un peu de terre.

Enfin, tu peux te remettre à respirer.

« Je ... Merci ! Enfin, non, pas merci, désolé. Je ne sais plus ce que je dis. »

Tu n'oses soutenir son regard qu'après quelques instants silencieux passés à te lapider mentalement pour ta sottise. Enfin, vos regards se rencontrent, et tu as l'impression de le rencontrer pour la première fois, pour de vrai, cette fois-ci.

Ta bouche s'entrouvre, mais aucun mot n'en sort.

« Je ... Tu ... Tu veux un café ? » tu finis finalement par souffler, avant de lui tendre la tasse que tu venais pourtant de poser sur la table, quelques instants plus tôt.